Une explication de la crise ukrainienne ou l'histoire de ma grand-mère.
Voulez-vous écouter l'histoire de ma grand-mère ? A priori, il n'y a aucune raison, sauf que l'histoire de ma grand-mère, figurez-vous, croise la grande histoire et l'actualité récente des événements ukrainiens.
Elle aura 90 ans ce 26 septembre, il est donc plus que temps de recueillir ses souvenirs pour ne pas perdre cette tranche de vie qui se déroule pendant la Seconde Guerre Mondiale. Sans doute soucieux d'oublier les mauvais souvenirs de la guerre et de la captivité mon grand-père paternel Adrien Framery n'a jamais favorisé l'exercice de mémoire dans la famille. Il nous racontait quand nous étions enfant qu'il avait ramené mémé d'Allemagne dans sa valise, nous n'avions pas à en savoir plus. Il est décédé en 2009. Je me charge donc d'interroger la grand-mère et de prendre quelques notes car je ne parviens pas moi-même à délaisser dans l'oubli le quart de mon sang ukrainien !
[le dialogue original est en ch'ti avec un fort accent russe, je vous épargne le déchiffrage]
− Raconte-nous mémé comment s'était quand tu vivais en Ukraine ?
− Mémé : Oh c'était beau ! Les polonais venaient de Varsovie, les allemands aussi. C'était beau, avec une rivière, c'était beau comme Monaco. Les riches venaient en vacances.
− C'était où exactement ?
− Mémé : En Galicie, à Stisko à côté de Lviv et d'Ivano-Frankivs'k, pas loin des frontières de la Pologne et de la Hongrie
− Et après comment tu t'es retrouvée en Allemagne ?
− Mémé : Les bolcheviques sont arrivés et ils ont tout brûlé. Ils ont tué mon père, il avait 42 ans. Moi je suis montée dans un train en fer tout fermé qui emportait les juifs, avec une copine, une hongroise. A l'arrivée on enlève les bijoux, on brûle les juifs et on les jette dans un trou. Un allemand [qui probablement connaissait le père d'Anastasia] m'a récupérée à l'arrivée du train et ma emmenée avec lui dans sa ferme. Oh ! ils étaient gentils avec moi. ! Ils m'appelaient "Mein Kind, mein Kind"
− Tu avais quel âge quand çà s'est passé ?
− Mémé : 16 ans et demi [Anasatasia est née le 26/09/1924, cela nous amène donc en mi-,1941 ; le pacte germano-soviétique est rompu le 22/06/1941 et l'Allemagne reprend possession de l'ouest de l'Ukraine cédée aux soviétiques]
− Et comment tu as connu pépé ?
− Mémé : pépé était prisonnier avec des belges. Il travaillait dans la ferme et à midi il venait manger chez les allemands. C'est moi qui lui servait le repas.[On trouve Adrien Framery sur la liste des prisonniers du Stalag XI-B à Fallingbostel, mais je ne sais pas où se situe la ferme dans laquelle il était affecté. Le camp est libéré par les britanniques le 16 avril 1945]
− Après vous êtes arrivés en France ?
− Mémé : Pépè m'a emmené avec lui en France et j'ai tout laissé en Allemagne. Pépè s'est fait embauché à la mine de la Clarence [à Divion 62] grâce à son oncle Hypolite. [Adrien, français rentré de déportation et Anastasia qui n'a pas la nationalité française sont brièvement séparés à leur arrivée à Lille (59). Ils se marient à Divion le 02/12/1945. Ce second exil pour Anastasia est aussi dur que le premier ; elle laissera en Allemagne des papiers officiels et des souvenirs, ce qui rend si difficile la reconstitution de ce passé.]
− Vous êtes arrivés dans le Nord après ?
− Mémé : quand la mine de la Clarence a fermé, pépé est venu travaillé à la fosse de Sabatier, et on est venu habité dans la cité [le déménagement se situe effectivement en 1954, année du déplacement du chevalement du puits de mine de la Clarence à la fosse Sabatier à Raismes 59). Dans la cité du Pinson Anastasia ne retrouvera pas d'ukrainien mais de nombreuses polonaises femmes de mineur dont elle partage la langue. La cité abrite l'église Sainte- Cécile construite par les ouvriers polonais, classée en 2009 aux monuments historiques. Le chevalement désaffecté du puits no2 a également été conservé à Raismes pour le plaisir des touristes et des anciens mineurs]
Anastasia n'a plus jamais reçu de nouvelles de sa famille à part quelques lettres de sa mère aux quelles elle n'a pas répondu. Elle n'est jamais retournée dans son village natal.
Mon histoire est terminée et elle n'est peut-être pas qu'anecdotique. Voilà, par exemple quelques enseignements à en tirer :
1. Ma pauvre mémé a 90 ans et à cet âge on doit confondre les dates et les souvenirs ! Ce que vous venez de lire doit donc être interprété avec prudence. Cependant rien n'est faux. Si vous avez comme moi des parents, grand-parents qui ont connu ce genre d'aventure, interrogez-les avant qu'il ne soit trop tard !
2. Les gens âgés aujourd'hui de 90 ans avaient 16 ans quand l’extrême ouest de l'Ukraine était encore polonais. Ils se souviennent probablement de tous les chamboulements de leur pays, des mouvements de frontières et les événements de 2014 ne sont peut-être pour eux qu'un épiphénomène.
3. Les événements qui se déroulent aujourd'hui en Ukraine sont complexes. En voyant les images à la télévision, mémé ne comprend pas non plus ce qu'il s'y passe. Peut-on trancher ? Il ne s'agit pas d'une histoire avec d'un côté des gentils et des méchants de l'autre, tout est dans la nuance et, nous venons de le voir, dans l'histoire particulière
4. Dans cette histoire, on ne parle pas des nazis mais des allemands. Les allemands ont assumé leur rôle dans ce qu'il conviendrait d'appeler un « protectorat » ukrainien.
5. Du point précédent on peut conclure que la France, alliée de Staline après 1941, et l'Allemagne d'aujourd'hui peuvent avoir des points de vue opposés à propos sur l'Ukraine.
6. Pendant la seconde guerre mondiale, les trains de déportation des juifs servaient aussi aux rapatriements des populations allemandes en danger sur les terres bolchéviques (ce qui bien entendu ne permet pas d'ignorer les massacres perpétrés pas les nazis en Ukraine)
7. Pour stabiliser les frontières d'un état il faut des décennies et pour que les frontières de cet état coïncident pour le plus grand bonheur des peuples aux frontières d'une nation, il faut des siècles. Nos dirigeants qui s'apprêtent à redécouper des morceaux de la France seraient bien inspirés de laisser le temps au temps.
8. Et enfin quelle cruauté que cette guerre ! Quelle cruauté que les toutes les guerres et que la guerre encore aujourd'hui en Ukraine. Chers amis soyons toujours vigilants face au racisme à l'antisémitisme et à la xénophobie. Ne cédons jamais aux démonstrations de force avant d'avoir épuisé toutes les solutions d'écoute et de dialogue.
Ma chère mémé, je te souhaite un bon anniversaire !
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Jérôme Framery – DLR63.
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