Debout L'Auvergne

Debout L'Auvergne

Antisémitisme

 

J'ai eu la grippe cet hiver. Cet état de faiblesse générale, de fièvre et de douleurs abdominales, m'a contraint à déambuler dans du lit au canapé et du canapé au lit plusieurs jours d'affilés. Il se trouve que dans notre maison, pour aller du lit au canapé on passe devant une modeste bibliothèque que l'on aimerait tant voir s'étendre encore et encore sur les autres murs et jusqu'au plafond. Cependant l'on y trouve déjà quelques perles précieuses. Sur ordre du médecin donc, je reste chez moi et j'ai tout le loisir de choisir dans ma bibliothèque une sélection de livres et, libéré du scrupule de n'être pas allé travailler, je planifie avec ambition les lectures de ma convalescence.

 

Ainsi j'ai relu Les Animaux dénaturés de Vercors, que je préconise fortement. Une autrefois peut-être je vous en parlerai plus longuement. Dans Les Animaux dénaturés, la justice se confronte à ce débat : qu'est-ce qui définit l'homme ? C'est très agréable à lire, plein de tendresse et de justesse. Cela m'a donné envie d'en savoir plus sur cet écrivain ; il y a sorte de recherche de la vérité chez lui qui m’interpelle. Peut-être faudrait-il lire celui-là aussi, rangé juste à côté, entre Troyat et Vian : Le Silence de la Mer. Bientôt il faudra retourner au bureau, et puis celui-là n'a pas l'air long à lire, alors allons-y, c'est l'occasion.

 

Dans Le Silence de la Mer on trouve une nouvelle (c'est en effet un recueil) datée de novembre 1943 et appelée Le Songe. Le narrateur (l'auteur) y raconte que ce n'est que dans l'état de songe que notre caractère renfermé est capable de rejoindre la souffrance de nos frères humains torturés et tués dans des pays proches ou lointains.

 

« Est-ce que cela ne vous tourmentait pas, de ne pouvoir leur donner plus qu'une pensée – était-ce même une pensée ? Était-ce plus qu'une imagination vague ? Fantasmagorie bien moins consistante que cette douce chaleur du soleil, le parfum du bourgogne, l'excitation de la controverse. Et pourtant cela existait quelque part, vous le saviez, vous en aviez même des preuves : des récits indubitables, des photographies ».

 

Et moi alors, qu'est-ce-que je ressens vraiment, en voyant les images télévisées de mes frères chrétiens décapités ?

 

Le narrateur raconte alors ce songe qui enfin le fait sortir de cette « sordide solitude ». Il marche sur une plaine boueuse et déserte. La plaine se remplit progressivement d'ombres furtives, qui deviennent des hommes égarés et à l'allure décharnée. L'auteur ne le comprend qu'à la fin : il déambule dans un camp d'extermination en spectateur invisible.

 

« L'homme, derrière, s'était laissé tomber, avait lâché l'extrémité du madrier qu'il portait. Il était étendu tout de son long, la figure dans la terre boueuse. Son compagnon devant lui, debout, voûté, immobile, semblait porter sa croix, et ne bougeait pas, il ne regardait pas, il  ne pensait sans doute pas, il  ressemblait à ces pauvres chevaux abrutis qui attendent, la tête pendante, le coup de fouet qui les fera repartir. Pendant ce temps un homme noir, accouru, tentait de faire lever l'homme épuisé, à coup de trique. Je fus pris de nausée, il me semblait que l'homme ne pouvait que se laisser mourir sous les coups. Mais non. Il souleva sa carcasse décharnée, il souleva même le madrier, et l'attelage repartit en titubant. »

 

Ces quelques journées apathiques de grippe s'alternaient avec des nuits fiévreuses, agitées, durant lesquelles je devais mettre des chaussettes puis les enlever pour réguler une température corporelle capricieuse, changer de pyjama pour quitter celui-là humide de transpiration. Et alors que mes propres intestins détraqués par le virus grondaient, se vrillaient et me commandaient de me lever pour atteindre le cabinet de toilettes, j'ai repensé, « en songe » à ce passage de Si c'est un Homme (1947) de Primo Levi que j'avais également inclus dans mon programme de lecture plus ou moins thématique.

 

« Ce fut peut-être à cause de la soupe aux choux et aux navets, dont Lakmaker avait voulu deux rations. Toujours est-il qu'au milieu de la nuit il se mit à gémir, puis se jeta à bas de son lit. Il tenta d'atteindre le seau, mais il était trop faible et s'écroula, pleurant et criant très fort. Charles alluma la lumière (l'accumulateur se révéla providentiel) et nous pûmes constater la gravité de l'accident. La couchette de Lakmaker et le plancher étaient souillés. L'odeur, dans l'atmosphère confinée, devenait rapidement insupportable. Nous n'avions qu'une toute petite réserve d'eau et pas la moindre couverture ou paillasse de rechange. Et le malheureux garçon, avec son typhus, constituait un terrible foyer d'infection ; par ailleurs, il était hors de question de le laisser toute la nuit sur le plancher, à gémir et grelotter au milieu des excréments. Charles descendit du lit et s'habilla en silence. Tandis que je tenais la lampe, il découpa au couteau tous les endroits sales de la paillasse et des couvertures ; puis, soulevant Lakmaker avec la délicatesse d'une mère, il le nettoya tant bien que mal avec de la paille tirée du matelas, et le déposa à bout de bras sur le lit refait, dans la seule position que le malheureux pût supporter. Il racla le plancher avec un bout de tôle, délaya un peu de chloramine, et répandit partout du désinfectant, y compris sur lui-même. »

 

Oui, voilà, c'est bien cet extrait (page 262 chez Pocket) qui me revenait en mémoire dans mon demi-sommeil alors que ma raison m'ordonnait de me lever sur le champ au risque de déféquer dans mon pyjama mais que les forces me manquaient.

 

Vercors a raison : c'est dans les songes que l'on partage enfin la souffrance de ses frères humains. Dans mon cauchemar, j'étais ce Lakmaker ; j'ai partagé sa déchéance au millionième, au millième peut-être mais de façon plus réelle que jamais.

 

Et c'est grâce à ce songe-là que j'ai compris la folie des hommes, mieux que par toutes ces sortes d'explications et de théories fumeuses sur l'antisémitisme.

 

N'écoutez donc plus trop les philosophes, les sociologues et autres théoriciens du thème de l'antisémitisme. Non vraiment, lisez ou relisez plutôt Primo Levi.

 

L'antisémitisme ne doit exciter chez vous que ces sens : la vue et l'odeur de la merde coulante et marron pâle de la diarrhée d'un homme malade.

  

Jérôme Framery, DLF63



07/05/2015
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